“Il faut de tout pour faire un monde (de brutes)”
Publié à 23h56 par Maître Lupin et Lord Tesla sous Croyances et dogmes, Langage et communication, Lois et règles
On en vient parfois à stigmatiser quelqu’un pour une attitude décalée, stupide ou déplorable – voire carrément détestable. En retour, un interlocuteur exagérément bien-pensant nous répliquera à l’occasion “bah, il faut de tout pour faire un monde !” Mais quelle forme de tolérance le recours à cet adage traduit-il réellement ? Que nous coûtent donc le relativisme béat et l’ouverture absolue, par défaut, à tous les comportements possibles ?
“Il faut de tout pour faire un monde
Il faut des vieillards tremblotants
Il faut des milliards de secondes
Il faut chaque chose en son temps”Raymond Queneau, extrait de “Ballade en proverbes du vieux temps”
Comme souligné précédemment, les grands principes faussement positifs éveillent notre méfiance. Nous comprenons bien qu’ils sont généralement conçus pour détourner les individus de leurs réactions-réflexes les plus risquées. L’intention n’est pas mauvaise : la règle édictée entend limiter les effets déplorables de comportements par trop spontanés. Par exemple, “un Tiens vaut mieux que deux Tu l’auras” invite à profiter de ce qui nous est donné aujourd’hui plutôt que d’escompter la réalisation de promesses incertaines. De même, “c’est mieux que rien” encourage à se contenter de peu, plutôt que d’attendre une offre plus substantielle dont on ne sait si elle viendra un jour. C’est bien ce qui en fait des préceptes positifs.
Sauf qu’on ne saurait évaluer a priori quel comportement vient le plus spontanément à chacun. Pourquoi inciter au carpe diem un individu qui jouit déjà d’une forte préférence pour le présent ? Il faudrait au contraire rétablir un certain équilibre en lui signifiant que, parfois, il gagnera à se rationner et patienter un peu, au lieu de profiter de tout ce qu’il possède déjà. Voilà qui explique pourquoi coexistent des proverbes tout à fait contradictoires. Il y en a pour tous les goûts.
D’où le danger de toutes ces expressions : au lieu d’être force de rappel appelant à la tempérance ceux qui pencheraient trop d’un côté de la balance, elles ne font que pousser d’un côté ou de l’autre les individus qui les écoutent. Pour ceux qui se retrouvent confrontés à d’autres manières de fonctionner, c’est utile, mais pour ceux qui vont déjà trop loin dans leur croyance, le tour de vis supplémentaire apporté par la bonne parole est tout à fait nuisible.
Bref, nous nous méfions de ces préceptes parce que, dans tous les cas, ils dédaignent la réflexion. Les règles de conduite exprimées peuvent parfois amener les individus à modérer leurs ardeurs et considérer des alternatives bénéfiques, certes. Mais elles n’apportent pas avec elles les garde-fous qui permettraient de prévenir de possibles excès dans le sens qu’elles encouragent. De plus, on ne sait pas forcément quelle serait l’attitude spontanée d’un individu ; le soumettre à l’incitation à faire ce qui lui est déjà le plus naturel ne fait donc que le renforcer dans sa conviction et ses comportements, au lieu de l’ouvrir à la considération d’autres options.
1. L’expression pour ce qu’elle est (ou prétend être)
a) Sens (“qu’est-ce que tu me racontes là ?”)
Si mon interlocuteur me répond qu’ “il faut de tout pour faire un monde”, il exprime peu ou prou l’idée qu’il reconnaît et accepte l’existence de ce dont je viens de lui parler : personne au comportement critiquable, opinion politique ou religieuse… Il ne dit pas qu’il est d’accord avec l’attitude de la personne ou l’opinion concernée, il ne dit certainement pas qu’il va en faire la promotion ; il tolère. Il affirme qu’à ses yeux, le comportement ou l’opinion en question ont une place dans ce monde. Il ne serait pas correct de les exclure, de les rejeter, de les condamner ; on peut les accepter en l’état, et vivre avec.
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b) Utilisation
C’est avant tout par souci de tolérance (ou du moins par souci de faire montre de tolérance) que nous emploierons une telle expression. Nous déclarons par là que :
1. subjectivement, l’objet dont nous traitons ne nous paraît pas choquant outre mesure (nous pouvons tout à fait vivre en sachant qu’il existe)
2. il n’est pas non plus choquant objectivement (c’est-à-dire : non seulement il ne l’est pas pour nous, mais il ne l’est pas dans l’absolu)
Ce qui revient à faire de notre jugement subjectif un jugement objectif : si nous ne sommes pas nous-mêmes infiniment choqués, nous n’autorisons pas les autres à l’être. Nous ne saurions concevoir d’interdire une telle opinion ou de dénier le droit de vivre à une telle personne ; acceptant leur existence, nous ne pouvons donc pas admettre que d’autres soient choqués au point de vouloir la leur refuser.
2. L’expression pour ce qu’elle peut être
a) Dérives : à quoi cela peut nous conduire
Tolérance absolue et relativisme béat conduiront à tout accepter, même des comportements ou des opinions objectivement contraires aux intérêts de l’individu ou du groupe humain proclamant fièrement son ouverture : manipulateurs, malades mentaux, criminels (faut-il aussi des pédophiles et des tueurs en série, pour faire un monde ?), idéologies exclusives ou anti-démocratiques, etc. Par la force du proverbe du jour, le monde devient une sorte de cochon où tout est bon (à prendre).
b) Contrôle : quels garde-fous sont-ils prévus ?
Malheureusement, l’expression va bien au-delà du simple constat “je ne suis pas choqué par l’altérité”. Prise à la lettre, elle ne se contente pas de dire “tout est acceptable”, mais bien “toutes les possibilités doivent être représentées”. En effet, s’il “faut de tout pour faire un monde”, nous n’aurons pas un véritable monde tant que nous n’aurons pas mis dedans d’un peu de tout (mais qu’est-ce qu’un “monde”, demanderez-vous, à raison ?).
Le monde n’est pas complet, il n’est pas un vrai monde, plein et entier, s’il ne comprend pas un peu de tout. La société (si donc l’on souhaite bel et bien vivre dans ce “monde” inconnu défini par l’expression) prend ainsi la forme d’une arche de Noé extravagante, dans laquelle des représentants de tous les possibles doivent être inclus : tous les sexes, toutes les tailles, toutes les couleurs de peau, toutes les cultures, toutes les religions, toutes les opinions, etc. Chacun se voit attribuer par défaut une présomption d’acceptabilité.
Dans la lignée du gâteau 100 fois bon du Père Castor (une pâtisserie faite de tous les ingrédients qu’on trouve bons individuellement… mais dont le mélange se révèle désastreux), on met dans une grande marmite tout ce qui nous passe sous la main sauf que, cette fois-ci, on ne se demande même pas si chaque saveur prise isolément nous ravit a priori les papilles. Peu importe, car le résultat est le même : le produit fini est tout à fait indigeste ! On ne gagne pas en qualité au fur et à mesure de l’ajout de nouveaux ingrédients, a fortiori s’ils ne sont pas triés avec soin.
Comme à chaque fois, l’adage est intéressant pour ce qu’il laisse de côté, pour les questions qu’ils posent – ou nous permet de nous poser. On constate ici que l’expression autoritaire tranche dans le vif d’interrogations légitimes :
- Faut-il garder un peu de tout ?
- Tout doit-il avoir la même place ? Quelle place accorder à chaque chose ?
c) Bidouillabilité : comment certains sauront en user à notre détriment
D’abord, on peut se poser des questions ayant trait à la sélection et la représentativité, notamment des élites : quels hommes sont aux postes de pouvoir ? Pourquoi, par quel mécanisme y sont-ils parvenus ? Et ces individus sont-ils bien à notre image ? Par exemple, on observe aisément que les élites financières, économiques et politiques comptent dans leurs rangs une écrasante majorité de personnalités de type A : des hyperactifs vivant dans l’urgence, stressés, prompts à la colère. Puisqu’ils disposent des moyens d’informer les masses, et d’engager les décisions collectives, il est à craindre qu’ils n’encouragent et ne favorisent avant tout les comportements comparables aux leurs. En clair, ils assoient un système qui récompense les individus dotés du même caractère.
Or rien n’indique a priori que ces personnalités soient plus désirables que les autres, ou même désirables dans l’absolu : c’est juste que la configuration actuelle de la société les privilégie “naturellement”. Dès lors, les puissants auront beau jeu d’appeler à la tolérance envers tous les profils : ils savent que l’inégalité des chances et l’agencement du système les sélectionnent, quand bien même ils n’auraient rien de représentatif ni de souhaitable pour la population.
Ensuite se posent des questions de conservation. Faut-il préserver la biodiversité ? Faut-il mettre de côté des graines de toutes les cultures vivrières de la planète ? Faut-il garder la mémoire des langues qui disparaissent ? Vaut-il mieux conserver le patrimoine historique d’un centre-ville, au risque de le transformer en un musée à ciel ouvert inadapté aux exigences de la vie courante (et condamnant aux banlieues les locataires au portefeuille le moins garni), ou bien faire table rase du passé et reconstruire du neuf, moderne et inclusif ? Combien d’ailleurs nous faut-il de musées, sur quels sujets, et que faut-il y entreposer ?
Individuellement, chaque groupe d’intérêt, chaque lobby sera tenté de réclamer un droit à la conservation de son patrimoine (langue, tradition culturelle, etc.). D’aucuns oseront parler de “défense de leurs droits”, supposant que leur survie est nécessairement un bien commun. Comment décider de ce qui doit ou non être sauvegardé ?
Les analystes les plus individualistes (capitalistes ?) rétorqueront que le monde n’est qu’un vaste marché : charge à chaque groupe d’intérêt de se constituer, fédérer suffisamment de membres et se battre efficacement pour faire adhérer les décideurs à ses positions. Au final, le marché qui décide : si la démarche du groupe parvient à cristalliser suffisamment de soutien, elle emportera l’adhésion et les décisions ; sinon, c’est que le patrimoine promu par le groupe ne mérite pas d’être sauvé.
Sauf que cette façon de répondre aux deux questions posées ci-dessus ne semble ni robuste ni optimale : elle fait reposer la conservation d’un certain mode de vie sur la capacité de ses membres à se mobiliser et agir efficacement sur les “instances de conservation”. En clair : tous ceux qui n’auront pas su s’organiser et défendre leurs spécificités se verront condamnés à l’oubli. Que la société ait un intérêt objectif à la conservation de leur patrimoine ou non.
L’inconvénient, c’est que nous n’avons pas forcément conscience de ce que nous perdons. Si c’est justement le fait d’être exclu de nos radars qui condamne un certain patrimoine aux oubliettes, nous ne pouvons même pas savoir à côté de quoi nous passons. Si des espèces animales ou végétales, qui auraient utilement contribué aux recherches biomédicales, s’éteignent à tout jamais quelque part en Amazonie, comment pouvons-nous en avoir connaissance ?
Parfois, nous n’avons même pas l’excuse de laisser mourir de possibles trésors loin de notre vue : c’est sous nos yeux, à cause de nos propres choix, de notre apathie ou notre inaction, que dépérissent les modes de vie alternatifs. Par exemple, on observe une corrélation évidente entre le développement de la civilisation occidentale et la raréfaction des populations nomades. De nos jours, en Occident, la sédentarité est la norme. Le mode de vie nomade cause méfiance et crainte. Casse-tête administratif (quelle adresse postale ? où scolariser les enfants ? etc.), la situation des gens du voyage se heurte aussi à l’incompréhension d’une écrasante majorité de sédentaires hermétiques au concept de résidence mobile.
De quoi nous privons-nous sans le savoir ? De quel champ des possibles nos choix de société nous coupent-ils ? Après avoir fait disparaître des langues et des modes de vie, après avoir modifié la géographie de nos territoires, ainsi que leur faune et leur flore, de quoi nos actions collectives nous ont-elles exclus ?
d) Alternatives : comment se montrer plus fin que tout ça
Nous n’avons pas de réponse révolutionnaire à apporter aux questions posées. Nous autres avatars de ce blog ne sommes mêmes pas certains d’avoir une position unique et claire sur ces sujets. Cependant, face au risque de perdre la somme des savoirs accumulés par ceux qui auront choisi d’autres expériences de vie que la nôtre, nous proposons néanmoins d’user d’intelligence collective pour réfléchir ensemble à ce qu’il faut archiver : le choix de conserver ou non des représentants de chaque chose (tradition culturelle, langue, mode de vie, etc.) doit s’accompagner d’une réflexion collective et démocratique sur ce que nous avons à gagner, en société, à conserver la mémoire de ce qui disparaît.
Conclusion
“Y a des mecs comme moi
Ou des mecs comme lui
Y a même des mecs comme toi
Ça donne le monde où l’on vit”Sniper, Faut de tout pour faire un monde
Devons-nous accepter toutes les expressions ? Devons-nous accepter un proverbe et son contraire ? Bah… Il faut de tout pour faire un monde – et le monde est petit 😉 !
L’adage offre une manière de signifier : “moi, je ne suis pas choqué par ce comportement ou cette opinion ; personne n’a le droit de l’être”. Certes, l’acceptation des différences et de l’altérité favorise la vie en société. Par sa formule audacieuse, l’expression ouvre cependant la porte à une forme extrême de tolérance et de relativisme interdisant de tracer un trait entre ce qui peut être socialement acceptable et ce qui ne l’est pas.
Nous sommes ainsi conduits à nous demander si “tout” se vaut et mérite d’être également représenté. Ce qui nous amène également à la question de la conservation du patrimoine : quelle place accorder à toutes ces choses qui disparaissent ? Avons-nous bien conscience des modes de vie que notre société actuelle exclut ou condamne ? Nous souhaitons encourager une réflexion collective sur ces thèmes, afin que nul patrimoine ne s’éteigne sans que ne soit évalué l’intérêt présent ou futur de le préserver.
Et nous terminerons sur une dernière citation, soumise à votre sagacité :
“Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur, et rien d’autre.”
Paul Eluard, “Le Château des Pauvres”, Poésie ininterrompue (1946)
[Mise à jour du 10/04/2012 : initialement publié le 3 avril 2012, l’article a finalement été postdaté au 10 avril afin de rajouter la partie sur la sélection de l’élite au pouvoir, et de faire de la place pour le billet précédent (L’œil du tigre – et celui du merlan frit), qui avait plus de sens dans ce sens 🙂 !]
Auteurs : Maître Lupin et Lord Tesla
Tags : conservation, expression, monde, musée, proverbe, relativisme, tolérance
Chers avatars, il y a une autre façon de comprendre l’universalité de ce proverbe.
Citant ici un extrait du Dao De Jing 道得經 de Laozi,
“Tout le monde tient le beau pour le beau
C’est en cela que réside sa laideur
Tout le monde tient le bien pour le bien
C’est en cela que réside son mal
Car l’être et le néant s’engendrent
Le facile et le difficile se parfont
Le long et le court se forment l’un par l’autre
Le haut et le bas se touchent
La voix et le son s’harmonisent
L’avant et l’après se suivent”
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Il faut de tout pour faire un monde